LE RÉCIT
Récit / Modernité / Images de pensée.

Le récit comme forme moderne

Qu’est-ce qu’un récit au sens moderne de sa conception et de son écriture ?
C’est l’auto-dépassement du genre en littérature, un écart filé, — subtile dialectique entre une filiation et un écart.
C’est un mode et un phrasé, une voix et une nouvelle donne pour l’histoire, — manière et matière de recueillir les micrologies de la mémoire sous l’histoire, la pensée dans l’expérience, la forme dans la brisure des genres, des normes, des codes, et des traditions .
L’histoire abonde d’exemples de moments singuliers où quelque chose comme le récit en tant qu’écart de mode, de genre et de motif a pu faire entendre "une voix". Voir à ce propos l’analyse par Bailly du "coup qui a été tenté dans la littérature et très solitairement" par Georg Büchner au début du 19e s. avec La mort de Danton.

Le récit écrit par Walter Benjamin

Une écriture de l’histoire, des vues de l’histoire

Benjamin renoue le fil du récit après "la perte du récit" dont il prend date à la fin de la première guerre mondiale, — quand les hommes sortis des tranchées n’ont plus eu ni les phrases ni les mots pour dire le drame et le désarroi, et quand plus personne n’aura été "présent" pour entendre et recevoir. Une rupture du récit a eu lieu dans l’histoire de l’Europe. Sur la conscience d’une brèche historique, une écriture moderne du récit peut être pensée et écrite. Dans le récit, Benjamin rejoint l’expérience de l’histoire dans sa double dimension personnelle et collective. Le récit se noue à l’expérience dans une langue de pensée, dans des images de pensée, des Denkbilder. La langue de pensée est lestée par le récit d’une teneur chosale en choses vues, vécues, éprouvées. Sa forme est sobre. Le récit n’a personne à convaincre. Il témoigne et invite le lecteur comme témoin à son tour. Son style opère une distance avec " le " style, pour trouver le style le plus propre à la teneur et à la "voix".

Les récits de Benjamin sont des formes brèves, des contenus prélevés au ras du terrain de l’histoire personnelle et collective à la manière d’un "chiffonnier de l’histoire, du temps, de la mémoire". Ils cherchent la vie, l’expérience et un phrasé pour les inscrire quelque part entre "dit et écrit".
Le récit a pour tâche toujours recommencée de saisir l’instant fulgurant où les choses se manifestent pour aussitôt disparaître dans le néant. L’instant fulgurant de ce Jetztzeit, une rédemption profane du monde et des "sans noms" exige à son tour la lumière de la pensée, l’éclair de la phrase, la précision du détail, du nom, du lieu, du temps. Il en va donc d’un "sauvetage", d’une Rettung de chaque chose du monde , — un son, une parole, une herbe, une couleur, un oiseau, une branche… De chaque chose vraiment.

La modernité comme mutation conséquente

La modernité désigne plus que l’ "innovation" stipulée dans la définition de Vasari au 16e siècle considérant pour "moderne", un peintre comme Giotto, "Giotto a cambiato l’antico in moderno " ou dans celle de Baudelaire au 19e siècle.

La modernité désigne un ensemble de mutations toujours inachevées et indéfiniment relevables, tels que :
-la reconnaissance d’un mode d’existence et d’expériences disséminé et fragmentaire, opérateur d’une libération potentielle de l’ "être au monde, être à l’histoire, être au langage"
-la mise en crise de la représentation dans les arts
-l’auto-dépassement des genres, la rupture des codes harmoniques dans le monde sonore
-la conscience d’une pluralité de modes de l’ "humanité"
-l’infinitisation des recherches et de l’espace-temps dans les sciences
-la formation d’une multiplicité de hors champs d’expériences d’être et de pensée, de production et d’action
-le décloisonnement des champs de l’expérience, des savoir-faire et des savoirs.

La trame la plus consistante de la modernité, c’est une "dialectique interne de la filiation et de l’écart, c’est cet écart filé".(Voir le passage consacré à l’art moderne dans l’ouvrage de Jean-Christophe Bailly, Du récit au geste).
Le travail du moderne prend appui au bord de l’inachèvement, à la limite de la maîtrise dans la démaîtrise, il oppose au "masque mortuaire de l’œuvre d’art finie" le dénuement et la vitalité de l’expérience de la forme en devenir multiple. Donner forme à l’expérience sur un "mode mineur", faire sentir l’écho des choses sues et non sues, vues ou entrevues dans le monde, telle serait la tâche toujours remise sur le métier.
La condition du travail du moderne implique une technique "radicale" dans la connaissance de ses matériaux et de ses outils. Elle implique en retour la conscience d’une tension à l’œuvre dans l’acte même qui rend intelligible l’infinie étendue de l’intelligible comme le point d’asymptote d’une ellipse.
L’endurance et non la négligence, la qualité de l’infime monde des choses et des êtres, le souci du monde sont l’élémentaire générique du travail du moderne, la part éthique de son esthétique et de sa politique.

Avec le moderne, il en va de l’échange entre un sujet et un monde, des sujets et des mondes égaux en droit, qui partagent des points communs y compris ceux qu’ils ne se connaissent partager ensemble, ni ne se reconnaissent l’un à l’autre de point en point. Les arts, les récits, les sons et les images ont pour tâche de donner forme sensible et intelligible à cet enchevêtrement de fils. Auraient-ils aussi pour tâche de réparer les fils cassés et d’initier le tissage du futur ? Walter Benjamin le pensait.