Le retour du roi Ludd ?
Néo-luddites et anti-technos
Sommes-nous en train d'assister au retour du roi Ludd ? Le luddisme, cette grande révolte des ouvriers anglais du début du XIXe siècle au cours de laquelle de nombreuses machines censées remplacer les hommes furent détruites, semble aujourd’hui faire des émules parmi certains critiques du monde industriel qui revendiquent cette filiation. De Théodore Kaczynski (« unabomber ») au collectif Pièce et main d’œuvre de Grenoble, petit panorama du « néo-luddisme » international.
Par François Jarrige*
Ludd, le roi Ludd, ou encore « le justicier » : ce nom raisonne à nouveau dans l’espace public. Dans The New York Review Of Books, un journaliste américain décrivant le mouvement récent en France contre le CPE évoquait « la position apparemment réactionnaire voire luddite » des manifestants. En février 2003, le représentant américain au commerce Robert Zoellick dénonçait le moratoire de l’Europe sur les OGM comme un procédé rétrograde et « luddite ». Quelques figures de la contestation nationale et certains ouvriers en colère s’en inspirent ou bien s’en revendiquent : José Bové est-il un luddite ? Les ouvriers de Cellatex (dans les Ardennes) menaçant de précipiter 5 000 litres d'acide sulfurique dans un canal passant sous leur usine, sont-ils des luddites ? La multiplication de ces références au luddisme témoigne de l’intérêt nouveau pour ce vaste mouvement insurrectionnel au cours duquel les ouvriers ont brisé de nombreuses machines dans les comtés industriels de l’Angleterre entre 1811 et 1816. Les clins d’œil touchent même les champ les plus divers et variés : aux Etats-Unis un « techno-Folk Opera » prend ainsi la figure de Ludd comme héros, tandis qu’en Italie un groupe de Rock choisit de s’intituler « Ned Ludd ». Que révèle ce retour du roi Ludd dans l’espace public ? Quel sens faut-il donner à ces appropriations de l’esprit luddite dans un contexte de plus en plus marqué par la politisation de la question technique ?
Gloire au roi Ludd
Cet idiome étrange resurgit en effet parallèlement au développement de la critique d’un monde industriel perçu comme une source d’oppression et d’aliénation. Ned Ludd est le nom imaginaire que les ouvriers du nord de l’Angleterre ont utilisé pour s’identifier et illustrer leur révolte contre des techniques pourvoyeuses de chômage et de dégradation des règles du métier. Selon des témoignages de l’époque, Ludd était un apprenti qui aurait détruit des métiers dans l’atelier de son maître à la fin du XVIIIe siècle. Légende ou pas, les tricoteurs sur métier des Midlands, les tisserands du Lancashire et les tondeurs du Yorkshire ont reprit cette figure et ont signé de son nom les lettres de menace qu’ils adressaient aux industriels du textile expérimentant les nouveaux procédés techniques. Le luddisme constitue l’une des premières grandes révoltes ouvrières au début de l’industrialisation, il émerge dans une phase de transition au cours de laquelle le capitalisme industriel s’impose en abandonnant les anciennes régulations. Pour certains, on peut facilement mettre en parallèle la phase de transition actuelle marquée par le triomphe des idéologies néo-libérales, ce rêve d’un monde sans syndicats où chacun se soumettrait aux coups de la main invisible du marché - notamment via le développement des nouvelles technologies -, avec le contexte industriel du début du XIXe siècle. A deux siècles de distance, les mêmes enjeux semblent ressurgir : « Comme jadis, du temps du mythique Général Ludd et du passage au capitalisme industriel, note un journaliste dans la lettre L’Observatoire de la génétique en juillet 2004, la répression étatique se veut de nos jours à nouveau exemplaire et démesurée, un signe infaillible que les organismes génétiquement modifiés représentent un maillon crucial dans la chaîne de transition du capitalisme industriel vers un capitalisme postindustriel ».
Contre la société industrielle
Le « néo-luddisme » proprement dit est né aux Etats-Unis où la contestation écologiste est, dans les années 1980, la plus radicale et où la mémoire de cette révolte sociale est encore très vive. Il est théorisé au début des années 1990 par des auteurs peu connus en France comme la psychologue Chellis Glendenning, dans ses « Notes pour l'écriture d'un manifeste néo-luddite » (publié en 1990 dans la revue Utne Reader). Elle y écrit que « les technologies créées et disséminées par les sociétés occidentales sont incontrôlables et défigurent le fragile équilibre de la vie sur la terre ». Ou comme l’écrivain Kirkpatrick Sale qui casse en public un ordinateur lors d’une conférence en 1995 au New York City Town Hall (il est l'auteur de Rebels Against The Future - The Luddites And Their War On The Industrial Revolution : Lessons For The Computer Age, 1995). Le néo-luddisme s’inscrit dans un mouvement de critique radicale de la technologie et du « progressisme » et dans la revendication de petites communautés électives permettant « l'auto-accomplissement » comme chez Zerzan ou aujourd’hui l’éditeur L'Encyclopédie des Nuisances en France. Ou, évidemment, chez Kaczynski (La Société industrielle et son avenir), dit « unabomber » : ce brillant mathématicien, professeur à l'université de Berkeley aux Etats-Unis, est arrêté le 3 avril 1996 pour avoir adressé durant dix-huit ans (entre mai 1978 et avril 1995) seize colis piégés à des professeurs d'universités et à des informaticiens qu'il jugeait responsables d'une évolution technologique destructrice pour l'humanité et la nature - au total il a fait trois morts et vingt-trois blessés. Kaczynski confectionnait ces colis piégés dans sa cabane du Montana où il vivait retiré depuis vingt-cinq ans. En septembre 1995, il propose à la presse américaine de stopper ses attentats si les journaux publient son manifeste « Contre la société industrielle ». Le New York Times et le Washington Post acceptent le marché avec l'aval du F.B.I. dont l’objectif principal est alors l'arrêt des attentats qui sèment la terreur chez les élites technophiles. Ayant reconnu l'écriture sur le manifeste publié, son frère alerte les autorités. Après comparaison entre les écrits d'Unabomber et des échantillons de l'écriture de Kaczynski fournis par son frère et sa mère, une équipe de linguistes confirme son identité et permet au FBI de l'arrêter.
En France, René Riesel, l’un des acteurs de premier plan de la lutte contre les OGM, auteur de la Déclarations sur l'agriculture transgénique et ceux qui prétendent s'y opposer (éditions de l'Encylopédie des Nuisances, 2001), a repris certains aspects de cette lutte sans aller, bien sûr, jusqu’à cet extrémisme mortifère. Cet ancien anarchiste, membre de l’international situationniste avant d’en être exclu en 1971, compare lui-même son action à celle des ouvriers luddites (dans L’Ecologiste, n°1, automne 2000). Il a été condamné en 2003 à quatorze mois de prison fermes pour plusieurs sabotages (six mois fermes pour l’attaque d’une serre de confinement de riz transgénique au CIRAD le 5 juin 1999 ; huit mois avec sursis – révoqués - pour sabotage dans une usine Novartis en janvier 1998). René Riesel a finalement été incarcéré durant six mois à la prison de Mende (Lozère) de décembre 2003 à mai 2004.
Ecosabotage
Les contestations de ce type se développent dans la lignée des actions du mouvement Earth First ! né au Etats-Unis durant les années 1980 dans la mouvance de l’anarchisme et de l’écologie radicale. Les militants de ce groupe ont parfois utilisé des modes d’action violents pour bloquer des projets de barrage, de déboisage, ou autre construction de grande ampleur. Cet « écosabotage », que ses nombreux détracteurs qualifient du terme politiquement sensible d’ « écoterrorisme », participe du développement beaucoup plus global du foisonnement des discours critiques et des actions menées contre les installations macro-techniques. A Grenoble par exemple, une association appelée Pièce et main d’œuvre lutte depuis plusieurs années contre le développement du « laboratoire grenoblois », ce technopole du futur où les start-up high tech (Biopolis, Apibio) préparent l’avènement des biotechnologies. En 2005, un groupe de militants choisit de cadenasser les accès au chantier de MINATEC, un pôle européen de recherche, formation et valorisation industrielle dédié aux nano-technologies. A Paris, l’association Robin des toits lutte contre la prolifération des nouvelles technologies de télécommunications sans fil. Les principaux opérateurs sont parvenus à faire condamner son porte-parole pour diffamation en 2005, en première instance, à une amende de 200 000 euros – avant relaxe, le procureur ayant finalement reconnu que l’on pouvait légitimement douter de l’indépendance des bureaux de contrôle effectuant les mesures de puissance des antennes relais. Désormais, le facteur technologique est considéré comme l’un des éléments les plus importants dans le développement de la crise écologique. Ce que tend d’ailleurs à confirmer la multiplication des catastrophes depuis plusieurs décennies : Tchernobyl, Seveso (libération de dioxine dans l’atmosphère), Bhopal (2 500 morts à la suite de l’évacuation accidentelle de gaz chimique).
Resacraliser la nature
En dehors de l’Europe et des Etats-Unis, la contestation du monde industriel ne mobilise pas la mémoire du luddisme, mais elle en prend parfois des formes assez proches. En Inde, l’organisation Ekta Parishad lutte contre l’expulsion de millions de paysans par les firmes agro-alimentaires, les grands barrages ou l’exploitation minière. La Kenyane Wangari Maathai, première écologiste Prix Nobel de la paix en 2004, et ministre adjointe de l’environnement, propose de resacraliser la nature et de désacraliser l’univers industriel hérité du colonialisme. En Amérique latine, face à l’agro-industrie conquérante, le mouvement des sans terre du Brésil tente de développer des agro-villages, sorte de coopérative agricole mettant à l’écart la mécanisation à outrance de l’agriculture. Les arrachages de plants d’OGM ne sont pas non plus le monopole des « faucheurs volontaires » de la confédération paysanne : en Inde, les paysans détruisent également les champs de coton Bt, et au Brésil les paysans sans terre bloquent le déchargement de bateaux argentins venus livrés des semences OGM. Comme les autorités britanniques du début du XIXe siècle, horrifié par « l’archaïsme » des luddites attaquant les machines, les élites politiques actuelles et les agronomes modernisateurs dénoncent l’ « obscurantisme » de ces paysans attachés à leur terre.
Ces actions concrètes qui accompagnent désormais tout projet de développement d’infrastructures de grande ampleur, les autoroutes comme les centrales nucléaires, les OGM comme les nano-technologies, ne sauraient pourtant se réduire aux apostrophes simplistes et disqualifiantes lancées par les promoteurs du développement techno-scientifique. Elle contribue en effet à un élargissement du débat démocratique en incluant dans l’espace de la discussion des questions contrôlées jusqu’à présent par le monde des « experts ». En ce sens, les contestations contemporaines de la technique dessinent les linéaments d’une réappropriation citoyenne et d’un contrôle politique de la technique. Ces actions s’inscrivent également dans un débat plus large sur le sens du développement et de la croissance que certains remettent en cause au nom d’une « décroissance conviviale » inscrite dans la filiation du philosophe Ivan Illich. En définitive, c’est bien à un certain retour du roi Ludd qu’on assiste aujourd’hui. Certes, le raccourci historique est facile, et il serait aisé de recenser les différences qui caractérisent l’action des travailleurs du textile du début du XIXe siècle et celles des anti-technos d’aujourd’hui. Reste qu’on assiste néanmoins, dans les deux cas, à des révoltes qui se situent au cœur du débat politique.
* Avec Vincent Bourdeau et Julien Vincent, François Jarrige est l’auteur de Les Luddites - bris de machines, économie politique et histoire (Editions è®e)
Lire également Les Briseurs de machines. De Ned Ludd José Bové, de Nicolas Chevassus-au-Louis (Seuil).
Ainsi que la traduction du texte espagnol, LesAmis de Ludd, bulletin d’information anti-industriel, n°1 à 4 (Petite Capitale)
|