Édith Dekyndt

Edith Dekyndtest née en Belgique en 1960. Au travers différents formats, elle présente une matière soumise à l’action irréversible du temps et aux transformations parfois éphémères qui en découlent. L’observation distanciée de phénomènes physiques discrets constitue l’objet principal de sa recherche, induisant une perception altérée et amplifiée du quotidien. Depuis la fin des années 90, elle a développé un large répertoire d’œuvres sous la dénomination de « Universal Research of Subjectivity ». Créé initialement en 1999 comme laboratoire collectif d’investigations, voué à élaborer des concepts qui n’étaient pas forcément amenés à être concrétisés, cette terminologie désigne maintenant l’ensemble de ses travaux récents, au travers lesquels elle entend sonder les relations entre une perception à l’échelle individuelle et une prétendue objectivité factuelle des phénomènes. Par le biais d’expériences qui oscillent entre science et fiction, elle explore les frontières ténues entre concret et immatériel et révèle les zones latentes où le microcosme rejoint le macrocosme, où l’invisible devient visible, l’intangible palpable et vice-versa. La construction et la perception qu’elle suppose dans l’interaction de l’œuvre et du spectateur contrarient alors la tyrannie de l’évidence d’une lecture immédiate du réel.

Expositions : Les Ondes de Love, MAC's, Grand-Hornu-Belgique, 2010 ; On Line: Drawing Through the Twentieth Century, MoMA-New York, 2010 ; Silence, A Composition, Contemporary Art Museum-Hiroshima, 2009.




Entretien entre Francesca Agnesod et Édith Dekyndt



Francesca Agnesod : Autour de 1870, le physicien écossais James Clerck Maxwell propose une expérience de pensée qui est supposée réfuter le second principe de la thermodynamique : l'entropie d'un système clos est une fonction qui croit dans le temps jusqu'à parvenir à un état d'équilibre.
Imaginons avec lui une boîte dans laquelle des molécules de gaz occupent uniformément l'espace. Les molécules qui s'agitent à différentes vitesses se mêlent spontanément, de sorte qu'on atteint une situation d'équilibre thermodynamique.
Imaginons maintenant une paroi séparant cette boîte en deux parties, A et B, avec une petite porte au milieu. Un être microscopique, un démon, monte la garde à cette porte et a la faculté de l'ouvrir ou de la fermer. Sans jamais faillir, il est capable de suivre le cours des molécules et de discerner celles qui se déplacent à une vitesse supérieure à la vitesse moyenne ; dàs qu'il les perçoit, il ouvre la porte et les laisse entrer dans la partie B de la boîte. Des molécules lentes passent également dans la partie A.
Au bout d'un certain temps, le gaz contenu dans la partie B acquerra une température supérieure à celui contenu dans la partie A, et le démon aura ainsi instauré une situation de non-désordre et de non-uniformité. Il sera en effet parvenu à créer et à maintenir une différence de température entre les deux parties, tout en évitant la dissipation naturelle de l'énergie qui impliquerait que la partie chaude c&eagrave;de sa chaleur à la partie froide. Le démon serait alors capable de déier l'écoulement spontané des phénomànes et d'inverser la flèche du temps.
Pénétrant davantage l'expérience de Maxwell, on pourrait supposer que le démon, armé de son inestimable trident, serait en mesure de transférer la chaleur des corps froids aux corps chauds, que l'encre noire propagée dans l'eau pourrait se concentrer pour former une goutte, que les morceaux épars d'un verre brisé recomposeraient spontanément leur forme initiale, etc. Ces phénomènes, dont l'irréversibilité nous paraît tellement évidente qu'elle en devient ordinaire, pourraient du même pas s'avérer réversibles.
Le démon de Maxwell ne différerait de n'importe quel laborantin que par ses dimensions : minuscule et éminemment intelligent, il a la capacité de déceler à une échelle infime les différences entre particules que nous ne sommes point susceptibles de percevoir. Alors que nous demeurons dans notre ignorance d'observateurs imparfaits, lui dispose d'une perception qui lui permet de diriger à volonté la matière. Dans le temps infinitésimal d'un clin d'œil microscopique, il sait quand une molécule est suffisamment rapide ou quand une goutte est suffisamment noire pour être sélectionnée. Son point de vue s'avère à ce point objectif qu'il n'a donc besoin d'aucun instrument de mesure.
Bien qu'on ait démontré l'impossible existence d'une telle créature, capable de réfuter le principe entropique au sein d'un espace clos, l'on pourrait cependant imaginer que, dans un futur lointain qui se convertirait paradoxalement en un passé différé et réactivé, des phénomènes viendraient à s'écouler aussi bien dans une direction que dans une autre.
Dans ce scénario, quelle serait dès lors notre perception de la réalité ? Dans quelle mesure cette dernière s'en trouverait-elle affectée ?

Édith Dekyndt : Le concept philosophique de réalité est utilisé, notamment, pour désigner nos expériences vécues des objets, des temporalités, des sensations. Dans la mesure où il est sans doute impossible que deux personnes aient la même expérience de la réalité, il y aurait autant de perceptions de la réalité que d'individus ayant existé.
Dans un roman publié en 1953, Childhood's End, Arthur C. Clarke imagine des êtres venus de l'espace, les Overlords. Ceux-ci ont une maîtrise cérébrale et scientifique hautement supérieure à celle des hommes. Néanmoins, ils sont incapables de comprendre ce qui se produit chez les humains lorsqu'ils jouent ou entendent de la musique. La musique est pour eux juste un bruit. Cette expression qui touche profondément l'homme quelle que soit sa culture et semble être à l'origine de notre langage n'affecte rien en eux. Ils ne perçoivent pas.
En considérant que l'échelle humaine est le mètre, les phénomènes qui se produisent à notre échelle n'ont pas les mêmes types de comportement que ceux qui se produisent à l'échelle du nanomètre ou du zettamètre. On peut aujourd'hui imaginer ces différences, les observer grâce aux machines qui en donnent une image, mais cette image est un calcul informatique, pas une expérience optique. Nous ne pouvons pas les voir car leurs échelles sont celles de mondes différents. Et on peut imaginer que l'écoulement du temps tel que nous le connaissons existe dans notre perception, seulement là.
Quelques heures après avoir reçu par mail votre question, je dessinais en écoutant la série Numbers. (Il s'agit d'un sitcom où un mathématicien est sensé aider la résolution d'enquêtes policières). Dans l'épisode diffusé ce jour-là, le mathématicien utilisait le principe du démon de Maxwell pour dénouer l'intrigue. Je n'avais jamais entendu parler du démon de Maxwell avant de lire votre question.

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