31/01/2011

Une ampoule est allumée.

Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle les tréfonds poussiéreux d'un lieu dédié à toutes les urgences : la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. Mais étrangement, ce n'est pas à la lumière de son étonnante longévité que cette ampoule éclaire sa singularité ; solitaire, ironique, son destin est une erreur et sa création, un oubli... Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, cette ampoule est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, cette frêle lueur d'un destin avorté met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui en filigrane, aujourd'hui, semble régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

Cette entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets, parce qu'elle remonte consciemment à rebours la pente du progrès technique et qu'elle rassemble ses efforts dans la programmation de la détérioration, révèle insidieusement les prospectives figées d'une société qui réactualise en permanence ses produits autant que ses espoirs, prise dans le fantasme d'une mécanique délibérément hors du temps, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle auto-référentielle qui tourne à vide.

Force est de constater dans cette perspective que le rapport au temps, l'appréhension que nous souffrons aujourd'hui du présent s'en trouve considérablement perturbée. Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité. Et dans ce maelström insensé, plus de distance qui ne permette une quelconque appréhension de cette dernière...

La saturation d'informations et de données que des supports de plus en plus dématérialisés nous transmettent, participe aujourd'hui d'une stratégie d'uniformisation de l'actualité. Usant de l'accumulation incessante pour faire oublier l'univocité qui lui permet de s'imposer à la croyance collective, cette dernière concourt à ce que Jean Baudrillard entendait par « la disparition du réel ». Cette constellation inhabitable où nul interstice, nul espace de confrontation, de dialogue ou de contradiction n'est à dessein possible, surimpose à la perception du réel, l'autorité incontestée de son simulacre.

Perpétuelles consommations d'un instant qui paradoxalement se dégrade alors même qu'il advient, les gestes, qui par extension rythment notre appréhension du réel, semblent charrier comme une réverbération inquiétante, la trace d'un rapport au monde d'où la réciprocité s'est définitivement absentée. Cette déflagration constante de l'appréciation du présent convoque, comme un ressort essentiel, une vitesse exponentielle résultante d'une accélération du temps qui s'avère stratégique si l'on fait cas des considérations soulevées par Paul Virilio dans sa théorie de la dromologie.

L'entropie, cette loi de la thermodynamique, révèle pourtant que le temps consacre une trajectoire à sens unique qui rend irréversible les processus de transformation de l'énergie. Elle impose de fait à la dégradation progressive de chaque système, une irréversibilité naturelle. Là où l'effet que le temps inscrit inévitablement au coeur du développement de toute chose inspira à Robert Smithson des oeuvres étroitement liées à l'évolution de l'environnement dans lequel elles prenaient place, la mécanique de péremption planifiée généralisée interdit désormais une telle prospective. Peut-être parce qu'elle rend compte d'un processus artificiel qui diffère constamment par l'éternel retour du « même », l'échéance de notre confrontation à l'autre, au monde et par extension, au cycle naturel d'évolution des choses dont on fige le cours.

« Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » : la perspective ouverte par Lavoisier au siècle des Lumières constitue aujourd'hui, à l'image de l'incompatibilité perpétuelle que généralise la mise sur le marché de logiciels dont le fonctionnement impose à chaque fois le renouvellement de son support de lecture, une version obsolète, qu'aucun médium ne permet aujourd'hui d'actualiser, voire pis, de reconnaître.

À une société où la connaissance et le progrès des savoirs et des techniques tendaient vers un déchiffrement du monde par le biais de l'élaboration de grilles de lectures dont chacun était à même de s'approprier les lois, a succédé une société où le cryptage perpétuel ruine toute velléité de faire sens dans le marasme et la fatalité de la lecture immédiate d'une signification impossible.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ?

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière : n'est-ce pas là suffisant pour nous éclairer ?

14/02/2011

Une ampoule est allumée.

Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle les tréfonds poussiéreux d'un lieu dédié à toutes les urgences : la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. Au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose, ce que dans le jargon technique du théâtre l'on nomme une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe. Le halo de lumière qu'elle dispense sur la salle éteinte, avec retenue et non moins de conviction, a pour fonction de veiller les décors éteints que la nuit théâtrale, cet intermède silencieux entre deux rives, celle du jeu et de l'oubli, pétrifie dans un suspens provisoire. Ce que garantit cette Servante, en-deçà de la nuit qu'elle met en veille pour qu'une prochaine représentation advienne, tient de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Par son humilité et son apparente insignifiance, cette Vestale anachronique préserve dans les foyers de nos rêves une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

Contrairement à cette dernière, ce n'est pas à la lumière de son étonnante longévité que son homologue américaine éclaire sa singularité ; solitaire, ironique, son destin est une erreur et sa création, un oubli... Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, cette ampoule est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, cette frêle lueur d'un destin avorté met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui en filigrane, aujourd'hui, semble régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

Cette entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets, parce qu'elle remonte consciemment à rebours la pente du progrès technique et qu'elle rassemble ses efforts dans la programmation de la détérioration, révèle insidieusement les prospectives figées d'une société qui ne réutilise pas, mais qui réactualise en permanence ses produits et ses espaces autant que ses espoirs, prise dans le fantasme d'une mécanique délibérément hors du temps, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle auto-référentielle qui tourne à vide.

La pensée économique occidentale s'est emparée de ce modèle mécaniste et a postulé la réitération infinie de la production et la consommation dans un système clos et auto-suffisant. Le développement poursuit sa course en négligeant la leçon de la deuxième loi de la thermodynamique : tout procédé transformant l'énergie d'une forme à l'autre engendre une perte sous forme de chaleur, faisant croître la partie d'énergie inutilisable. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. Le développement à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, s'engage involontairement dans une marche vers l'aplatissement final dans l'amorphe et l'indifférencié.

Force est de constater dans cette perspective que le rapport au temps, l'appréhension que nous souffrons aujourd'hui du présent s'en trouve considérablement perturbée. Peut-on encore considérer le temps comme une dimension créée par l'homme, qui n'existerait que dans un univers appréhendé par sa conscience ? Ou bien pourrait-on lui accorder, en renversant la donne, un rôle de « créateur » de structures complexes et de possibles, qu'inscrit l'homme dans un courant d'irréversibilité qui le transcende et dont il serait l'un des achèvements présents ? Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité. Et dans ce maelström insensé, plus de distance qui ne permette une quelconque appréhension de cette dernière...

Si l'on se penche sur la notion de temps prise comme une entité linéaire l'on acquiesce aisément à la circonscrire comme un processus irréversible qui doit impérativement continuer et ne point rétrocéder vers le passé. L'obsolescence programmée est quelque chose de similaire qui impose à chaque objet ou concept une vie limitée tout en les destinant à devenir obsolètes. La définition de ce dernier terme puise sa pertinence au sein d'une société consumériste et capitaliste: il introduit de fait la notion de culture sous couvert de quelque chose de « disponible »; à travers la pratique de l'accumulation et du gaspillage, les échelles deviennent tellement élevées que le processus d'inversion n'est plus possible. Le glaciologue Claude Lorius affirme de façon convaincante que nous venons d'entrer dans une nouvelle ère, l'Anthropocène, où l'environnement ne peut plus évoluer à son rythme naturel mais, au contraire, à un rythme artificiellement accéléré. Les changements qui se produisent au niveau culturel ou géographique (je me retiens d'utiliser ici le terme 'naturel') sont le résultat de processus cycliquement ascendants et décroissants. Dans un article écrit en 1932, Bernard London a affirmé que la seule manière pour les Etats-Unis de trouver une solution à la Grande Dépression était celle de créer une vie limitée aux produits, créant par conséquent une augmentation de la consommation.

La saturation d'informations et de données que des supports de plus en plus dématérialisés nous transmettent, participe aujourd'hui d'une stratégie d'uniformisation de l'actualité. Usant de l'accumulation incessante pour faire oublier l'univocité qui lui permet de s'imposer à la croyance collective, cette dernière concourt à ce que Jean Baudrillard entendait par « la disparition du réel ». Cette constellation inhabitable où nul interstice, nul espace de confrontation, de dialogue ou de contradiction n'est à dessein possible, surimpose à la perception du réel, l'autorité incontestée de son simulacre.

Ces interstices du réel qui nous appartiennent à tous en fin de compte, sont aujourd'hui estompés bien que latents. Ce n'est qu'en assumant l'incidence que ce simulacre a sur le réel, que nous réussirons à nous les réapproprier. L'émancipation personnelle exige le filtre et le miroir collectif d'une société grâce auquel l'on pourrait envisager, en convoquant les idées de Georges Sorel, que la « révolution personnelle » nécessite impérieusement la création du fantasme de quelque chose de meilleur vers lequel construire et pour lequel se battre tous ensemble. On pourrait ici s'inspirer de Michel de Certeau et de sa tentative de revaloriser le quotidien en révélant les potentialités cachées de tout acte énonciatif pour ainsi faire face, à travers des actions à une échelle personnelle, à la biopolitique de l'occident contemporain.

Perpétuelles consommations d'un instant qui paradoxalement se dégrade alors même qu'il advient, les gestes, qui par extension rythment notre appréhension du réel, semblent charrier comme une réverbération inquiétante, la trace d'un rapport au monde d'où la réciprocité s'est définitivement absentée. Cette déflagration constante de l'appréciation du présent convoque, comme un ressort essentiel, une vitesse exponentielle résultante d'une accélération du temps qui s'avère stratégique si l'on fait cas des considérations soulevées par Paul Virilio dans sa théorie de la dromologie. Dans la direction qu'ouvre une telle perspective, il ne semble point totalement invraisemblable d'imaginer un renversement paradoxal du cours des choses, du sens linéaire que jusqu'à présent légitimait l'histoire. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Pierre Bayard, un plagiat par anticipation ? Une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Oscar Wilde nous a appris que « La vie imite l'art et non le contraire » tel que postulait depuis des siècles la tradition artistique occidentale à partir de l'autorité du concept de mimésis. Si l'on suit cette filiation, n'est-il point logique que le monde gagnerait à s'arrêter toutes les 4 minutes 33 secondes pour réserver un intermède au silence ? Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

L'entropie, cette loi de la thermodynamique, révèle pourtant que le temps consacre une trajectoire à sens unique qui rend irréversible les processus de transformation de l'énergie. Elle impose de fait à la dégradation progressive de chaque système, une irréversibilité naturelle. L'effet que le temps inscrit inévitablement au coeur du développement de toute chose inspira à Robert Smithson des oeuvres étroitement liées à l'évolution de l'environnement dans lequel elles prenaient place. L'inondation de produits innovants et « performants » induit une accumulation constante de biens matériaux où l'obsolescence programmée, au coeur de la société de consommation capitaliste, est incontestée, comme allant de soi. Cette série de processus systémiques se prête à ce que Robert Smithson rattachait au concept d'entropie. La mécanique de péremption planifiée généralisée interdit désormais une telle prospective. Peut-être parce qu'elle rend compte d'un processus artificiel qui diffère constamment par l'éternel retour du « même », l'échéance de notre confrontation à l'autre, au monde et par extension, au cycle naturel d'évolution des choses dont on fige le cours.

La flèche artificielle de croissance incontrôlée, puisant son efficacité de cette obsolescence programmée, bâtit autour de nous un univers de technologies de plus en plus miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables par des versions perfectionnées, ce qui nous réconforte dans nos aspirations dissimulées de vie éternelle et prône le mirage d'une sublimation dans l'inconsistance de l'information. La mort est évincée car illogique et la vie est repoussée hors du cycle de déclin, péremption et régénération. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

La surproduction d’objets et la gestion presque impossible des rebuts de notre société de consommation offre le vertige insoutenable d’un consumérisme à la limite de sa propre asphyxie. Les brèches et fissures au sein desquelles s’infiltrer afin de pouvoir en découdre avec cette machinerie se font de plus en plus rares et offrent à bien des égards l’image d’un fatalisme irrévocable. A des fins stratégiques, le spectre de ne plus pouvoir rétroagir au sein de cette mécanique est palpable. L’« éco-citoyen » soustrait sa responsabilité à des firmes conditionnant ses détritus. Les immondices sont externalisées à des fins mercantiles, ôtant par là même la perception de la péremption de nos compulsions d’un réel fétichisé, et matériel. Les remises en question que les utopies des années 60-70 attisèrent afin de déconstruire l’hégémonie sociétale occidentale semblent aujourd’hui surannées et impossibles à réactiver; cependant des alternatives persistent et se construisent pour développer des projets en marge du système.

« Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » : la perspective ouverte par Lavoisier au siècle des Lumières constitue aujourd'hui, à l'image de l'incompatibilité perpétuelle que généralise la mise sur le marché de logiciels dont le fonctionnement impose à chaque fois le renouvellement de son support de lecture, une version obsolète, qu'aucun médium ne permet aujourd'hui d'actualiser, voire pis, de reconnaître. À une société où la connaissance et le progrès des savoirs et des techniques tendaient vers un déchiffrement du monde par le biais de l'élaboration de grilles de lectures dont chacun était à même de s'approprier les lois, a succédé une société où le cryptage perpétuel ruine toute velléité de faire sens dans le marasme et la fatalité de la lecture immédiate d'une signification impossible.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? La première fissure commencerait, peut être, avec la réappropriation personnelle des facteurs d’appartenance au collectif. Là, la vacuité que l'homme éprouve avec son entourage ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes.

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière : n'est-ce pas là suffisant pour nous éclairer ?

28/02/2011

Une ampoule est allumée.

Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle les tréfonds poussiéreux d'un lieu dédié à toutes les urgences : la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. De l'autre côté de l'Atlantique, au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose, ce que dans le jargon technique du théâtre l'on nomme une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe.

Apparemment, rien ne semble lier l'existence de ces deux fanaux quelque peu désuets si ce n'est cette même obscurité qu'ils ne cessent de contrarier par une veille prolongée. Car l'on s'en doute, ce n'est pas à la lumière de son étonnante longévité que l'ampoule centenaire éclaire sa singularité ; solitaire, ironique, son destin est une erreur et sa création, un oubli... Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, cette ampoule est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, cette frêle lueur d'un destin avorté met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui en filigrane, aujourd'hui, semble régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

Cette entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets, parce qu'elle remonte consciemment à rebours la pente du progrès technique et qu'elle rassemble ses efforts dans la programmation de la détérioration, révèle insidieusement les prospectives figées d'une société qui ne réutilise pas, mais qui réactualise en permanence ses produits et ses espaces autant que ses espoirs, prise dans le fantasme d'une mécanique délibérément hors du temps, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle auto-référentielle qui tourne à vide.

La pensée économique occidentale s'est emparée de ce modèle mécaniste et a postulé la réitération infinie de la production et la consommation dans un système clos et auto-suffisant. Le développement poursuit sa course en négligeant la leçon de la deuxième loi de la thermodynamique : tout procédé transformant l'énergie d'une forme à l'autre engendre une perte sous forme de chaleur, faisant croître la partie d'énergie inutilisable. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. L'espace dans lequel nous vivons a des dimensions finies, tout comme le sont aussi ses capacités d'exploitation et d'absorption de notre propre impact. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, s'engage involontairement dans une marche vers l'aplatissement final dans l'amorphe et l'indifférencié.

Dans ce chemin à sens unique vers l'entropie maximale, la nature prouve d'être capable de créer des structures organisées de plus en plus complexes, dont l'homme est l'un des accomplissements les plus remarquables. Bien que nous revendiquions fièrement notre position exhaussée sur une pyramide de la complexité en cours d'expansion, vraisemblablement nous n'en sommes pas le sommet ultime et indépassable. En nous confrontant avec la précarité d'une modalité d'existence qui ne serait que l'une des conformations momentanées de la vie, notre orgueil anthropocentrique vacille, d'autant plus que nous avons l'air de mettre en place des dispositifs capables d'accélérer notre propre trépas. Pour nous charrier dans un avenir qui soit témoin de notre présence, il faut bien sûr regarder ailleurs en quête d'alternatives et de modèles viables.

Force est de constater dans cette perspective que le rapport au temps, l'appréhension que nous souffrons aujourd'hui du présent s'en trouve considérablement perturbée. Peut-on encore considérer le temps comme une dimension créée par l'homme, qui n'existerait que dans un univers appréhendé par sa conscience ? Ou bien pourrait-on lui accorder, en renversant la donne, un rôle de « créateur » de structures complexes et de possibles tel que le postule le physicien Ilya Prigogine, qu'inscrit l'homme dans un courant d'irréversibilité qui le transcende et dont il serait l'un des achèvements présents ? Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité.

Et dans cette absence de relief, une notion non moins importante affleure cette géologie insoupçonnée : qu'en est-il de l'espace dans une géographie innervée par les réseaux de communication ? On l'assimile aisément à une sorte de maillage flottant à la surface duquel l'on est sommé d'aller d'un point à un autre (à cela se résume aujourd'hui l'ontologie du voyage) sans jamais réellement n'inscrire nulle part le souvenir d'un quelconque itinéraire, d'une traversée ; pourtant, dans cette constellation aux coordonnées apparemment interchangeables, persistent des lieux qui séduisent ce qui communément sépare l'incidence tangible de l'utopie ; ces lieux en marge, définis par Michel Foucault sous le nom d' « hétérotopies » se révèlent essentiels à toute communauté en ce qu'ils catalysent l'ensemble des rapports qui se bâtissent quotidiennement au cœur de l'espace social. Qu'ils neutralisent, suspendent, contredisent ou inversent l'incidence de ces communes relations, ces seuils nous invitent à une distance cruciale par rapport aux espaces hiérarchisés de nos architectures culturelles où le lieu s'y réduit souvent à une question de « place ». Ces espaces autres qui ont pour lieu le temps s'improvisent des écrins de fortune dans les théâtres, les musées, les cimetières... Toujours des espaces de passage, dont l'ancre est jetée au cœur de la cité mais dont le nocher reste de l'autre côté du miroir, comme en suspension. Lieu du vertige et, vertige du lieu : du théâtre de la mémoire conçu par Giulio Camillo à la Renaissance et dont nous ne gardons nulle trace, jusqu'à la Bibliothèque de Babel dans les rayons de laquelle Borges s'est sans doute heureusement perdu, le fantasme d'un Lieu où tous les savoirs, les vécus viendraient s'échouer, révèle la volonté de donner un corps à la mémoire. Un corps qui, à s'y méprendre, se fond dans ce courant imprévisible que la rame de Charon baratte chaque nuit et dont l'écume éclabousse, à l'improviste, l'horizon sans fuite de nos certitudes.

Le glaciologue Claude Lorius affirme de façon convaincante que nous venons d'entrer dans une nouvelle ère, l'Anthropocène, où l'environnement ne peut plus évoluer à son rythme naturel mais, au contraire, à un rythme artificiellement accéléré. Les changements qui se produisent au niveau culturel ou géographique – peut-on convoquer encore l'ordre « naturel » ? - sont le résultat de processus cycliquement ascendants et décroissants.

L'espace public postmoderne inspira à Rem Koolhaas sa notion de Junkspace. En se basant sur l'architecture de la consommation, et surtout sur les vides emblématiques que celle-ci laisse en réserve, il décrit les non-lieux selon un point de vue plus anthropo-ethnologique qu'architectural. On pourrait définir les lieux anthropologiques comme ces lieux où l'homme peut se reconnaître. Par opposition, les non-lieux sont des espaces dictés seulement par la perspective du progrès, de l'hygiénisation et de l'accélération sociale, où le quotidien de Michel de Certeau a été dépossédé de toute signification et où la seule activité possible est individuelle et anonyme. Ainsi, comme dans un centre commercial perpétuel, la connivence de ces actions pseudo-individuelle virtualise le réel.

La saturation d'informations et de données que des supports de plus en plus dématérialisés nous transmettent, participe aujourd'hui d'une stratégie d'uniformisation de l'actualité. Usant de l'accumulation incessante pour faire oublier l'univocité qui lui permet de s'imposer à la croyance collective, cette dernière concourt à ce que Jean Baudrillard entendait par « la disparition du réel ». Naomi Klein dans son essai « La Stratégie du choc » nous entretient sur l’overflow d’information et la perte de repères, l'aggravation de notre appréhension du réel et la dégradation de notre perception par le biais de stratégie d’état d’urgence médiatisée. Ce contrôle du corporatisme des Gouvernement et Entreprise, génère une nouvelle forme de capitalisme usant de la tactique du désastre, accélérant ainsi avec véhémence les mutations néolibérales dont a besoin le système économique pour sa propre conservation usant de l’image comme électrochoc afin de contrôler les masses. Cette constellation inhabitable où nul interstice, nul espace de confrontation, de dialogue ou de contradiction n'est à dessein possible, surimpose à la perception du réel, l'autorité incontestée de son simulacre. Ces interstices du réel qui nous appartiennent sont aujourd'hui estompés, bien que latents. Ce n'est qu'en assumant l'incidence que ce simulacre a sur le réel que nous réussirons à nous les réapproprier.

L'affirmation de la responsabilité individuelle dans la reformulation de l'espace social est cruciale : il est avant tout à la charge de chacun de prendre conscience des logiques qui le domptent et d'opérer, avec une terminologie empruntée à l'économiste Serge Latouche, une « décolonisation de l'imaginaire », ce qui serait le premier pas pour la construction d'une alternative à la course vers l'accumulation. L'émancipation personnelle exige le filtre et le miroir collectif d'une société qui nécessite impérieusement la création du fantasme de quelque chose de meilleur vers lequel tendre et pour lequel se battre tous ensemble. On pourrait ici s'inspirer de Michel de Certeau et de sa tentative de revaloriser le quotidien en révélant les potentialités cachées de tout acte énonciatif pour ainsi faire face, à travers des actions à une échelle personnelle, à la biopolitique de l'occident contemporain.

Une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Oscar Wilde nous a appris que « La vie imite l'art et non le contraire » tel que postulait depuis des siècles la tradition artistique occidentale à partir de l'autorité du concept de mimésis. Si l'on suit cette filiation, n'est-il point logique que le monde gagnerait à s'arrêter toutes les 4 minutes 33 secondes pour réserver un intermède au silence ? Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

La mécanique de péremption planifiée généralisée rend compte désormais d'un processus artificiel qui diffère constamment par l'éternel retour du « même », l'échéance de notre confrontation à l'autre, au monde et par extension, au cycle naturel d'évolution des choses dont on fige le cours. La flèche artificielle de croissance incontrôlée, puisant son efficacité de cette obsolescence programmée, bâtit autour de nous un univers de technologies de plus en plus miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables par des versions perfectionnées, ce qui nous réconforte dans nos aspirations dissimulées de vie éternelle et prône le mirage d'une sublimation dans l'inconsistance de l'information. La mort est évincée car illogique et la vie est repoussée hors du cycle de déclin, péremption et régénération. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

La surproduction d’objets et la gestion presque impossible des rebuts de notre société de consommation offre le vertige insoutenable d’un consumérisme à la limite de sa propre asphyxie. Les brèches et fissures au sein desquelles s’infiltrer afin de pouvoir en découdre avec cette machinerie se font de plus en plus rares et offrent à bien des égards l’image d’un fatalisme irrévocable. A des fins stratégiques, le spectre de ne plus pouvoir rétroagir au sein de cette mécanique est palpable. L’ « éco-citoyen » soustrait sa responsabilité à des firmes conditionnant ses détritus. Les immondices sont externalisées à des fins mercantiles, ôtant par là même la perception de la péremption de nos compulsions d’un réel fétichisé, et matériel.

Cet exemple des résidus de consommation que nous dégageons et omettons stratégiquement, pointe du doigt l’irresponsabilité individuelle et sa dilution au sein du collectif, nous encourageant ainsi implicitement à ne pas se rendre compte de notre propre impact. Ce que révèle également cette affirmation est la gestion quasi impossible à grande échelle de traitement de ces déchets. Remettre en question les logiques économiques qui ont implicitement engendré ces mutations, qui des années 30 aux trente glorieuses affirmèrent un consumérisme exubérant et épuisèrent des ressources naturelles, doit aujourd’hui faire l’objet d’une réflexion en toile de fond de notre quotidien afin de désamorcer cet aveuglement. La revendication à laquelle se rattacher est sûrement ici celle d’amorcer l’émancipation individuelle afin de relayer et d’insuffler ensuite au sein de la communauté des alternatives possibles. Les remises en question que les utopies des années 60-70 attisèrent afin de déconstruire l’hégémonie sociétale occidentale semblent aujourd’hui surannées et impossibles à réactiver; cependant des alternatives persistent et se construisent pour développer des projets en marge du système.

À une société où la connaissance et le progrès des savoirs et des techniques tendaient vers un déchiffrement du monde par le biais de l'élaboration de grilles de lectures dont chacun était à même de s'approprier les lois, a succédé une société où le cryptage perpétuel ruine toute velléité de faire sens dans le marasme et la fatalité de la lecture immédiate d'une signification impossible.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? Nous voulons réaffirmer le mouvement de la vie au lieu de le nier, à l'image de la durabilité des écosystèmes naturels réglés par des processus cycliques. Le physicien Fritjof Capra s'en inspire dans l'énumération des principes que les communautés devraient suivre afin de contraster les tendances irresponsables et ruineuses dominantes. La première fissure commencerait, peut être, avec la réappropriation personnelle des facteurs d’appartenance au collectif. Là, la vacuité que l'homme éprouve avec son entourage ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. L'espace public dépasse le lieu public : dans l'absolu il est notre possible interstice relationnel. Dans notre surmodernité, le capitalisme marchand et la politique de l'uniformité attisent l'individualisme et dans ce scénario où tout est permis, l'espace public se dissipe. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes.

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière.

Et le halo de lumière qu'elle dispense sur la salle éteinte, avec retenue et non moins de conviction, a pour fonction de veiller les décors éteints que la nuit théâtrale, cet intermède silencieux entre deux rives, celle du jeu et de l'oubli, pétrifie dans un suspens provisoire. Ce que garantit cette Servante, en-deçà de la nuit qu'elle met en veille pour qu'une prochaine représentation advienne, tient de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Par son humilité et son apparente insignifiance, cette Vestale anachronique préserve dans les foyers de nos rêves une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

14/03/2011

Une ampoule est allumée. Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. De l'autre côté de l'Atlantique, au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe.

Apparemment, rien ne semble lier l'existence de ces deux fanaux si ce n'est cette même obscurité qu'ils ne cessent de contrarier par une veille prolongée. Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, l'ampoule centenaire est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, elle met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui semble aujourd'hui régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

L'entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets révèle les prospectives figées d'une société qui ne réutilise pas, mais qui réactualise en permanence ses produits et ses espaces autant que ses espoirs, prise dans une mécanique délibérément hors du temps, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle qui tourne à vide.

La pensée économique occidentale s'est emparée de ce modèle mécaniste et a postulé la réitération infinie de la production et la consommation dans un système clos et auto-suffisant. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, s'engage involontairement dans une marche vers l'aplatissement final dans l'amorphe et l'indifférencié.

Depuis la fin du XVIII siècle, en concomitance avec la révolution industrielle, l'influence croissante des actions humaines sur l'environnement a dévié le cours du climat et altéré rapidement les équilibres d'une terre qu'on a exploitée en ne se souciant guère de son seuil de tolérance. L'impact anthropique sur la surface terrestre ainsi que sur l'atmosphère, les eaux et les écosystèmes est comparable à celui des plus puissantes forces naturelles, capables de produire des effets à une échelle globale et d'accélérer la progression des temps géologiques. A ce propos, le glaciologue Claude Lorius affirme que nous avons quitté les 10 000 ans de l'Olocène et venons d'entrer dans une nouvelle ère, l'Anthropocène, où l'environnement ne peut plus évoluer à son rythme naturel mais, au contraire, à un rythme artificiellement accéléré.

Bien que nous revendiquions notre position exhaussée sur une pyramide de la complexité en cours d'expansion, vraisemblablement nous n'en sommes pas le sommet ultime. Le temps inscrit l'homme dans un courant d'irréversibilité qui le transcende et dont il ne serait que l'un des achèvements présents : ainsi notre orgueil anthropocentrique vacille, d'autant plus que nous avons l'air de mettre en place des dispositifs capables d'accélérer notre propre trépas. Pour nous charrier dans un avenir qui soit témoin de notre présence, il faut bien sûr regarder ailleurs en quête d'alternatives et de modèles viables.

La mécanique de péremption généralisée rend compte d'un processus artificiel qui diffère constamment par l'éternel retour du « même », l'échéance de notre confrontation à l'autre, au monde et par extension, au cycle naturel d'évolution des choses dont on fige le cours. La flèche artificielle de croissance incontrôlée bâtit autour de nous un univers de technologies miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables qui nous réconfortent dans nos aspirations mal dissimulées de pérennité. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

Dans cette perspective, l'appréhension que nous souffrons du présent s'en trouve considérablement perturbée. Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité.

Et qu'en est-il de l'espace dans cette absence de relief innervée par les réseaux de communication ? On l'assimile aisément à une sorte de maillage flottant à la surface duquel l'on est sommé d'aller d'un point à un autre sans jamais réellement n'inscrire nulle part le souvenir d'une quelconque traversée ; pourtant des lieux persistent qui séduisent ce qui communément sépare l'incidence tangible de l'utopie : ces lieux en marge, définis par Michel Foucault sous le nom d'« hétérotopies » se révèlent essentiels à toute communauté. Qu'ils neutralisent, suspendent, contredisent ou inversent les rapports qui sont à l'œuvre dans l'espace social, ces seuils nous invitent à une distance cruciale par rapport aux espaces hiérarchisés de nos architectures culturelles. Ces espaces autres qui ont pour lieu le temps s'improvisent des écrins de fortune dans les théâtres, les musées, les cimetières... toujours des espaces de passage. Lieu du vertige et, vertige du lieu : du théâtre de la mémoire jusqu'à la Bibliothèque de Babel, le fantasme d'un Lieu où tous les savoirs, les vécus viendraient s'échouer, révèle la volonté de donner un corps à la mémoire. Un corps qui, à s'y méprendre, se fond dans ce courant imprévisible que la rame de Charon baratte chaque nuit et dont l'écume éclabousse, à l'improviste, l'horizon sans fuite de nos certitudes.

Nombreuses furent dans l'histoire les volontés de circonscrire, d'ordonner et de maîtriser cet absolu de l'espace qu'épouse la mémoire. Et plus nombreux, parfois abracadabrants, ses fantasmes. Dans l'Antiquité, la technique de l'Art de la mémoire constituait l'un des exercices incontournables de la rhétorique et permettait à qui s'y exerçait, de mémoriser une série considérable (et potentiellement infinie) de mots et de choses grâce à la projection fictive de leur articulation dans une déambulation spatiale mentale. Ainsi, à l'heure de convoquer l'ordre d'un discours ou d'une suite d'idées, il suffisait de parcourir en imagination cette enfilade de lieux rendus familiers par l'exercice et d'en pratiquer la lecture. Le lieu d'exposition tient de cette déambulation mentale, avec cette inévitable part de vertige qui le crevasse parfois d'associations inattendues, de faux souvenirs comme d'impressions de déjà-vu. Le visiteur opère physiquement une traversée similaire à celle qu'effectuait mentalement le rhéteur antique à cette différence que, les œuvres dont chaque salle égrène l'apparition, cessent d'être des signes et deviennent langage.

L'espace public postmoderne inspira à Rem Koolhaas sa notion de Junkspace. En se basant sur les vides emblématiques que l'architecture de la consommation laisse en réserve, il décrit les non-lieux selon un point de vue anthropo-ethnologique. Ces non-lieux sont des espaces dictés seulement par la perspective du progrès, de l'hygiénisation et de l'accélération sociale. Dans cette accélération des rythmes de vie et des mutations sociales, à une négation de l'espace répond une contraction du présent, où le passé se dissolve du même pas que sa propre validité et le futur est à tout moment (anxieusement) devancé. Le présent et le quotidien est dépossédé de toute signification et la seule activité possible reste individuelle et anonyme. L'espace public dépasse le lieu public : notre surmodernité attise l'individualisme et l'espace public se dissipe.

La gestion étatique de l'urbanisme a exercé ces dernières décennies une action hygiéniste qui tend délibérément à uniformiser nos villes. En guise de réaction, l'art public pointe notre rôle autant que nos devoirs envers ces espaces, dans une tentative de leur rendre leur nature de lieux anthropologiques. Son action tend souvent vers l'empowering social, créant des espaces de rencontre au sein d'ambiances urbaines désertées par l'accélération du temps au sein de notre société. Une autre réflexion autour de la notion d'espace public se fait jour ici. Ce dernier en effet, loin de se limiter à circonscrire seulement l'espace physique, engage également tous les interstices spatio-temporels que l'on peut, à juste titre, considérer publics. Daniel Andújar abonde en ce sens lorsqu'il met en lumière les problématiques liées à la fausse démocratisation de l'information sur Internet et au caractère parfois invraisemblable que prend la propriété privée.

Lesdites réflexions font souvent écho à ce que l'on a appelé glocal, c'est-à-dire la mondialisation vue sous le prisme du concept d'universalisation de Zygmunt Bauman, selon lequel l'« agir » se contextualise, dans tous les cas, à un niveau local.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? Au lieu de le nier, nous prenons le parti de réhabiliter le mouvement de la vie, à l'image de la durabilité des écosystèmes naturels réglés par des processus cycliques. Le physicien Fritjof Capra s'en inspire dans l'énumération des principes que les communautés devraient suivre afin de contraster les tendances irresponsables et ruineuses dominantes. Interdépendance, collaboration, flexibilité, diversité : les écosystèmes s'organisent, comme s'il s'agissait d'une initiative collective, sur la base de ces principes, qui sont adoptés afin d'assurer la continuité de la vie et de soutenir des communautés au sein desquelles il y ait une juste balance entre une tendance « auto-assertive », menant chaque élément à vouloir conserver sa propre autonomie séparatrice, et une tendance « intégrative » complémentaire, selon laquelle les différentes parties consentent à s'intégrer dans un système majeur, dont elles contribuent à constituer la trame.

La première fissure peut commencer avec la réappropriation personnelle des facteurs d’appartenance au collectif. Là, la vacuité que l'homme éprouve avec son entourage ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes.

L'affirmation de la responsabilité individuelle dans la reformulation de l'espace social est cruciale : il incombe à chacun de prendre conscience des logiques qui le domptent et d'opérer, avec une terminologie empruntée à l'économiste Serge Latouche, une « décolonisation de l'imaginaire », ce qui serait le premier pas pour la construction d'une alternative à la course vers l'accumulation. L'émancipation personnelle exige le filtre et le miroir collectif d'une société qui nécessite impérieusement la création du fantasme de quelque chose de meilleur vers lequel tendre. On pourrait ici s'inspirer de Michel de Certeau et de sa tentative de revaloriser le quotidien en révélant les potentialités cachées de tout acte énonciatif.

La dématérialisation de l'objet qui émergea au sein d'une période politique, sur le fil de deux décennies, au cours desquelles les voix se dénouèrent et les esprits s'affirmèrent, déclenchant un courant de libération sans précédent, insuffla de nouvelles perspectives aux formes artistiques. Cette nouvelle modalité fut pour les artistes conceptuels une tentative d'échapper au marché afin de mettre en place de nouveaux modèles de transmission des œuvres au cœur d'une société de consommation veillant sur la fétichisation de l'objet.

La saturation de données participe aujourd'hui d'une stratégie d'uniformisation de l'actualité. Naomi Klein, dans son essai « La Stratégie du choc », nous entretient sur l’overflow d’information et la perte de repères par le biais de stratégies d’état d’urgence médiatisées. Ce contrôle du corporatisme des Gouvernement et Entreprise, usant de la tactique du désastre et de l’image comme électrochoc, accélère avec véhémence les mutations néolibérales dont a besoin le système économique pour sa propre conservation. Cette constellation inhabitable où nul interstice, nul espace de confrontation, de dialogue ou de contradiction n'est à dessein possible, surimpose à la perception du réel, l'autorité incontestée de son simulacre. Ce n'est qu'en assumant l'incidence que ce simulacre a sur le réel que nous réussirons à nous réapproprier ces interstices qui sont aujourd'hui latents.

La surproduction d’objets et la gestion presque impossible des rebuts de notre société offre le vertige insoutenable d’un consumérisme à la limite de sa propre asphyxie. A des fins stratégiques, l'éventualité de ne plus pouvoir rétroagir au sein de cette mécanique est palpable.

Les résidus de consommation que nous dégageons et omettons stratégiquement pointent du doigt l’irresponsabilité individuelle, nous encourageant ainsi implicitement à ne pas nous rendre compte de notre propre impact. Remettre en question les logiques économiques qui ont engendré ces mutations doit faire l’objet d’une réflexion en toile de fond de notre quotidien afin de désamorcer cet aveuglement ainsi que d'encourager une émancipation individuelle qui puisse relayer et ensuite insuffler des alternatives au sein de la communauté. Les remises en question que les utopies des années 60-70 attisèrent afin de déconstruire l’hégémonie sociétale occidentale semblent impossibles à réactiver; cependant des alternatives persistent et se construisent pour développer des projets en marge du système.

Une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Pierre Bayard, un plagiat par anticipation ? Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière.

La lumière c'est le temps, si l'on fixe l'horizon qu'ouvrent les considérations de l'astrophysique. Et un corps, quelque qu'il soit, n'émet de la lumière que parce qu'il est en train de se consumer, qu'il est en train de disparaître. La lumière signifie cette disparition à l'œuvre. Elle rend visible ce qui est en train de ne plus le devenir.

Et pourtant, paradoxalement, ce que garantit la Servante tient de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Cette Vestale anachronique préserve une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

28/03/2011

Une ampoule est allumée. Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. De l'autre côté de l'Atlantique, au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe.

Apparemment, rien ne semble lier l'existence de ces deux fanaux si ce n'est cette même obscurité qu'ils ne cessent de contrarier par une veille prolongée. Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, l'ampoule centenaire est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, elle met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui semble aujourd'hui régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

L'entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets révèle les prospectives figées d'une société prise dans la réitération infinie de la production et la consommation, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle qui tourne à vide. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, engendre un aplatissement qui tend vers l'amorphe et l'indifférencié. Par ailleurs, l'influence croissante des actions humaines sur l'environnement a altéré rapidement les équilibres d'une terre qu'on a exploitée en ne se souciant guère de son seuil de tolérance. L'impact anthropique à une échelle globale a accéléré la progression des temps géologiques, jusqu'à nous faire entrer dans une nouvelle ère : l'Anthropocène.

La flèche artificielle de croissance incontrôlée bâtit autour de nous un univers de technologies miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables qui nous réconfortent dans nos aspirations mal dissimulées de pérennité. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

Dans cette perspective, l'appréhension que nous souffrons du présent s'en trouve considérablement perturbée. Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité.

Et qu'en est-il de l'espace dans cette absence de relief innervée par les réseaux de communication ? On l'assimile aisément à une sorte de maillage flottant à la surface duquel l'on est sommé d'aller d'un point à un autre sans jamais réellement n'inscrire nulle part le souvenir d'une quelconque traversée.

La gestion étatique de l'urbanisme a exercé ces dernières décennies une action qui tend délibérément à l’uniformisation. Les vides emblématiques que l'architecture de la consommation laisse en réserve, sont des espaces dictés seulement par la perspective du progrès, de l'hygiénisation et de l'accélération sociale. Dans cette accélération des rythmes de vie et des mutations sociales, à une négation de l'espace répond une contraction du présent, où le passé se dissolve du même pas que sa propre validité et le futur est à tout moment (anxieusement) devancé. Le présent et le quotidien sont dépossédés de toute signification et la seule activité possible reste individuelle et anonyme.

Des lieux persistent qui séduisent ce qui communément sépare l'incidence tangible de l'utopie : ces lieux en marge, définis par Michel Foucault sous le nom d'« hétérotopies », se révèlent essentiels à toute communauté. Ces espaces autres qui ont pour lieu le temps neutralisent, suspendent, contredisent ou inversent les rapports qui sont à l’œuvre dans l’espace social.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? Le physicien Fritjof Capra énumère les principes que les communautés devraient suivre afin de contraster les tendances irresponsables et ruineuses dominantes : interdépendance, collaboration, flexibilité, diversité. A l'image des écosystèmes naturels, la collectivité devrait assurer une juste balance entre une tendance « auto-assertive », menant chacun à vouloir conserver sa propre autonomie séparatrice, et une tendance « intégrative » complémentaire, selon laquelle les différents individus consentent à s'intégrer dans un système majeur, dont ils contribuent à constituer la trame.

Un premier pas consisterait à se réapproprier chacun les facteurs d’appartenance au collectif. Ainsi, le sentiment de vacuité que l'homme éprouve envers son environnement ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, en nous inspirant de Michel de Certeau et de sa tentative de le revaloriser en révélant les potentialités cachées de tout acte énonciatif, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes. L'affirmation de la responsabilité individuelle dans la reformulation de l'espace social est cruciale : il incombe à chacun de prendre conscience des logiques qui le domptent et d'opérer, avec une terminologie empruntée à l'économiste Serge Latouche, une « décolonisation de l'imaginaire », ce qui serait le premier pas pour la construction du fantasme d'une alternative vers laquelle tendre.

Une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Pierre Bayard, un plagiat par anticipation ? Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière.

La lumière c'est le temps, si l'on fixe l'horizon qu'ouvrent les considérations de l'astrophysique. Et un corps n'émet de la lumière que parce qu'il est en train de se consumer. La lumière signifie cette disparition à l'œuvre : elle rend visible ce qui est en train de ne plus le devenir.

Et pourtant, paradoxalement, ce que garantit la Servante tient de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Cette Vestale anachronique préserve une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

11/04/2011

Une ampoule est allumée. Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. De l'autre côté de l'Atlantique, au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe.

Apparemment, rien ne semble lier l'existence de ces deux fanaux si ce n'est cette même obscurité qu'ils ne cessent de contrarier par une veille prolongée. Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, l'ampoule centenaire est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, elle met en lumière par sa faible incidence la perversité d'une mécanique qui semble aujourd'hui régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

L'entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets révèle les prospectives figées d'une société prise dans la réitération infinie de la production et la consommation, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle qui tourne à vide. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, engendre un aplatissement qui tend vers l'amorphe et l'indifférencié. Par ailleurs, l'influence croissante des actions humaines sur l'environnement a altéré rapidement les équilibres d'une terre qu'on a exploitée en ne se souciant guère de son seuil de tolérance. L'impact anthropique à une échelle globale a accéléré la progression des temps géologiques, jusqu'à nous faire entrer dans une nouvelle ère : l'Anthropocène.

La flèche artificielle de croissance incontrôlée bâtit autour de nous un univers de technologies miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables qui nous réconfortent dans nos aspirations mal dissimulées de pérennité. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

Dans cette perspective, l'appréhension que nous souffrons du présent s'en trouve considérablement perturbée. Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité.

Et qu'en est-il de l'espace dans cette absence de relief innervée par les réseaux de communication ? On l'assimile aisément à une sorte de maillage flottant à la surface duquel l'on est sommé d'aller d'un point à un autre sans jamais réellement n'inscrire nulle part le souvenir d'une quelconque traversée.

La gestion étatique de l'urbanisme a exercé ces dernières décennies une action qui tend délibérément à l’uniformisation. Les vides emblématiques que l'architecture de la consommation laisse en réserve, sont des espaces dictés seulement par la perspective du progrès, de l'hygiénisation et de l'accélération sociale. Des relations inversement proportionnelles s'établissent, et une accélération extrême du temps induit un rétrécissement ultime de l'espace. Dans cette accélération des rythmes de vie et des mutations sociales, à une négation de l'espace répond une contraction du présent, où le passé se dissolve du même pas que sa propre validité et le futur est à tout moment (anxieusement) devancé. Nous sommes des auteurs et des acteurs d'une représentation du présent ; dans ce scénario, une société durable (on emploie ici ce terme dans une acception plus large que celle strictement économique) ne semble pas possible, du fait que le quotidien sont dépossédés de toute signification et la seule activité possible reste individuelle et anonyme. Une fiction diaphane s'installe et nous plonge dans l'inconscience de notre répercussion, et là, l'écriture et l'effacement de l'histoire s'accomplissent dans un même élan.

Des lieux persistent qui séduisent ce qui communément sépare l'incidence tangible de l'utopie : ces lieux en marge, définis par Michel Foucault sous le nom d'« hétérotopies », se révèlent essentiels à toute communauté. Ces espaces autres qui ont pour lieu le temps neutralisent, suspendent, contredisent ou inversent les rapports qui sont à l’œuvre dans l’espace social.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? Le physicien Fritjof Capra énumère les principes que les communautés devraient suivre afin de contraster les tendances irresponsables et ruineuses dominantes : interdépendance, collaboration, flexibilité, diversité. A l'image des écosystèmes naturels, la collectivité devrait assurer une juste balance entre une tendance « auto-assertive », menant chacun à vouloir conserver sa propre autonomie séparatrice, et une tendance « intégrative » complémentaire, selon laquelle les différents individus consentent à s'intégrer dans un système majeur, dont ils contribuent à constituer la trame.

Un premier pas consisterait à se réapproprier chacun les facteurs d’appartenance au collectif. Ainsi, le sentiment de vacuité que l'homme éprouve envers son environnement ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, en nous inspirant de Michel de Certeau et de sa tentative de le revaloriser en révélant les potentialités cachées de tout acte énonciatif, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes. Le monde est une figure à géométrie variable autant que paramétrée, toute altération d'un de ses paramètres a une action directe sur l'ensemble. Nous établissons ses variables, aussi bien que nous changeons la géométrie en les modifiant. C'est pour cela que l'affirmation de la responsabilité individuelle dans la reformulation de l'espace social est cruciale : il incombe à chacun de prendre conscience des logiques qui le domptent et d'opérer, avec une terminologie empruntée à l'économiste Serge Latouche, une « décolonisation de l'imaginaire », ce qui serait le premier pas pour la construction du fantasme d'une alternative vers laquelle tendre.

Une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Pierre Bayard, un plagiat par anticipation ? Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière.

La lumière c'est le temps, si l'on fixe l'horizon qu'ouvrent les considérations de l'astrophysique. Et un corps n'émet de la lumière que parce qu'il est en train de se consumer. La lumière signifie cette disparition à l'œuvre : elle rend visible ce qui est en train de ne plus le devenir.

Et pourtant, paradoxalement, toute chose en cours de disparition éclaire immanquablement sa vitalité intrinsèque : l'extinction approchante dévoile un processus de transformation à l'œuvre et atteste d'un mouvement de renouvellement essentiel, quoiqu'au prix d'une destruction. La mort véritable se situe là où la fixité stérile condamne une existence à la pure réitération de l'identique, où l'univocité du sens empêche quelconque glissement ou variation. C'est ainsi que l'avenir peut devenir obsolète, presque non nécessaire, superflu.

« La matière est aveugle » en proximité de l'équilibre, écrit Prigogine ; elle n'est capable d'apercevoir que ce qui lui est contigu et qui par conséquent lui ressemble. Prise dans une sorte de temporalité congelée, elle se retrouve dans l'impossibilité d'acquérir de nouvelles propriétés et d'expérimenter des configurations inédites. Ce sont l'instabilité, le déséquilibre, les fluctuations, avec l'imprévisibilité qui leur est inhérente, qui permettent des corrélations inusitées et éminemment créatives, en ajoutant du bruit extrinsèque et fécond à un système précédemment clos dans son déterminisme.

La matière est aveugle et notre regard avec elle, ce, à plus forte raison que n'existe pas que ce qui est visible : l'astrophysique confirme que le visible n'est que l'écume diaphane de ce qui existe. L'œil humain n'est en effet sensible qu'à d'infimes tonalités du rayonnement électromagnétique. La plus grande partie de la matière est invisible. N'est visible, en négatif, que l'ombre portée de la transformation des choses. La matière « noire » qui absorbe toute lumière et dont la totalité de notre univers serait constituée à 99% reste indiscernable et sans mesure possible : sa présence n'est révélée qu'au travers l'attraction gravitationnelle qu'elle exerce sur la matière visible des astres et des galaxies.

Si un scénario, quelque caution qu'il ait, préside au cours des choses, il redessine ses cartes en permanence. Le sens ne se tient qu'au moment même où il échappe. Et il nous faut rejouer à nouveau, réagencer les anciennes cartes, en laisser tomber quelques-unes pour en accueillir de nouvelles. Car le jeu n'a pas de fin.

Le scénario immuable de la signification est à tout moment perturbé par un mouvement perpétuel de reconstitution de son hétérogénéité structurale. Par le biais de la disparition, la réalité peut ainsi rallumer sa propre réinvention.

Ce que garantit la Servante tient donc de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Cette Vestale anachronique préserve une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

25/04/2011

Une ampoule est allumée. Quelque part, quelque chose résiste, quelque chose insiste. Une ampoule éclaire discrètement depuis plus d'un siècle la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie. De l'autre côté de l'Atlantique, au théâtre de l'Odéon à Paris, tous les soirs sur la scène nue, un régisseur y dépose une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe.

Apparemment, rien ne semble lier l'existence de ces deux fanaux si ce n'est cette même obscurité qu'ils ne cessent de contrarier par une veille prolongée. Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, l'ampoule centenaire est une rescapée : survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, elle met en lumière par sa faible incidence une mécanique qui semble aujourd'hui régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

L'entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets révèle les prospectives figées d'une société prise dans la réitération infinie de la production et la consommation, sans autre trajectoire possible que celle d'une boucle qui tourne à vide. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables, ce qui brise les ambitions prométhéennes de l'homme à l'encontre d'une matérialité qu'il croyait assujettir. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, engendre un aplatissement qui tend vers l'amorphe et l'indifférencié. Par ailleurs, l'influence croissante des actions humaines sur l'environnement a altéré rapidement les équilibres d'une terre qu'on a exploitée en ne se souciant guère de son seuil de tolérance. L'impact anthropique à une échelle globale a accéléré la progression des temps géologiques, jusqu'à nous faire entrer dans une nouvelle ère : l'Anthropocène.

La flèche artificielle de croissance incontrôlée bâtit autour de nous un univers de technologies miniaturisées et une forêt d'objets impérissables parce que toujours réactualisables qui nous réconfortent dans nos aspirations mal dissimulées de pérennité. Alors que l'on voudrait épurer la vie de sa propre finitude, l'on ne cesse de nier son mouvement d'échange avec le monde naturel en l'enfermant dans un narcissisme auto-référentiel qui la dépouille de tout horizon symbolique.

La surabondance d'informations et la manipulation médiatique qui accompagne la génération des images nous empêche de distinguer entre le vrai et le faux. Dans son ouvrage « La précession des simulacres », Baudrillard nous explique comment l'image du réel que nous nous créons nous mêmes déplace sa propre réalité sans que les individus s'en aperçoivent. Dans la société du simulacre, l'image, la copie, a supplanté l'objet. La réalité est validée par une image, mais, peut-on écrire l'histoire avec des images ? En outre, ce scénario induit un manque de critère et d'adéquation dans notre appréhension de l'environnement. Notre appréciation du réel n'est pas juste parce qu'elle est hors d'échelle ; nous pourrions l'assimiler à l'observation microscopique de Heisenberg, laquelle, comment le regard du Basilic, est capable de dénaturer ou même de tuer ce qui est observé quand la fixation sur le détail ne nous laisse pas voir la globalité de l'ensemble.

Dans cette perspective, l'appréhension que nous souffrons du présent s'en trouve considérablement perturbée. Celui-ci se fond dans un creuset ou plutôt un trou noir, où l'annulation permanente de toute réversibilité possible consacre l'aplatissement de la réalité. Notre présent essaye de se cristalliser dans l'ici et maintenant d'une expérience qui pour autant est invariablement remise à jour ; rien ne semble pouvoir se sédimenter dans la précarité d'une durée transitoire et fragmentaire qui ne garde qu'une mémoire à court terme de ce qui nous est nécessaire pour avancer, instant après instant.

Et qu'en est-il de l'espace dans cette absence de relief innervée par les réseaux de communication ? Il est de plus en plus facile et rapide de nous déplacer, soit physiquement, soit métaphoriquement, dans des compagnies low-cost ou avec plus de largeur de bande. On assimile aisément l'espace à une sorte de maillage flottant à la surface duquel l'on est sommé d'aller d'un point à un autre sans jamais réellement n'inscrire nulle part le souvenir d'une quelconque traversée.

Des relations inversement proportionnelles s'établissent, et une accélération extrême du temps induit un rétrécissement ultime de l'espace. Dans l'accélération généralisée des rythmes de vie et des mutations sociales, à une négation de l'espace répond une contraction du présent, où le passé se dissolve du même pas que sa propre validité et le futur est à tout moment (anxieusement) devancé. Nous sommes des auteurs et des acteurs d'une représentation du présent ; dans ce scénario, une société durable (on emploie ici ce terme dans une acception plus large que celle strictement économique) ne semble pas possible, du fait que le quotidien est dépossédé de toute signification et la seule activité possible reste individuelle et anonyme. Une fiction diaphane s'installe et nous plonge dans l'inconscience de notre répercussion, et là, l'écriture et l'effacement de l'histoire s'accomplissent dans un même élan.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ?

Un premier pas consisterait à se réapproprier chacun les facteurs d’appartenance au collectif. Ainsi, le sentiment de vacuité que l'homme éprouve envers son environnement ne serait plus un terrain vague mais deviendrait l'interstice de communication où l'arborescence sociale pourrait se construire. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes. Gestes ineffables qui ne s'inscrivent parfois nulle part et que seule la mémoire de quelques-uns rapatrient de l'oubli. La tradition orale et toutes les cultures vernaculaires qu'elle traverse, sont au cœur aujourd'hui d'un débat polémique autour de ce que l'Unesco a nommé, faute de justesse et suivant la fortune de l'antithèse que l'aphorisme latin « Verba volant, scripta manent » (Les paroles s'envolent, les écrits restent) grave à la porte de notre tradition de pensée telle une inscription performative, « la sauvegarde du Patrimoine Immatériel ». Comment archiver ce qui, ontologiquement, s'arrache à toute modalité de conservation ? est finalement une fausse question que seule l'idéologie du patrimoine, telle qu'on la conçoit en occident, autorise.

Contrairement au texte figé, qu'il soit gravé ou écrit, l'oralité entretient une mémoire toute différente, vivante, transmise et relayée de bouche en bouche comme le relais métaphorique qu'insinue la flamme olympique. Florence Dupont insiste avec pertinence sur le fait que l'oralité est une langue étrangère à l'écriture et révèle que cette distinction idéologique, loin d'être innocente, oppose à dessein ce qui tiendrait d'une « culture-événement » d'une « culture-monument ». Ainsi, dit-elle : « L'événement met en place une situation d'énonciation, une fête, un rituel de réception. Le monument est un énoncé autonome que chacun peut consommer n'importe où, n'importe quand, n'importe comment, même seul ». Dans l'écriture point de relais si ce n'est cette libre interprétation laissée au lecteur et sur laquelle bon nombre de sémiologues ne cessent encore d'épuiser les leurs... L'œuvre n'est en ce sens ouverte que quand elle se transforme : le plagiat, la ré-écriture : autant de modalités qui respectent une telle volonté.

Nonobstant, une chose est certaine : la réalité plagie la fiction. Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas un plagiat par anticipation ? Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

Une ampoule quelque part revendique la persistance de sa lumière.

La lumière c'est le temps, si l'on fixe l'horizon qu'ouvrent les considérations de l'astrophysique. Et un corps n'émet de la lumière que parce qu'il est en train de se consumer. La lumière signifie cette disparition à l'œuvre : elle rend visible ce qui est en train de ne plus le devenir.

Et pourtant, paradoxalement, toute chose en cours de disparition éclaire immanquablement sa vitalité : l'extinction approchante dévoile un processus de transformation à l'œuvre et atteste d'un mouvement de renouvellement essentiel, quoiqu'au prix d'une destruction. La mort véritable se situe là où la fixité stérile condamne une existence à la pure réitération de l'identique, où l'univocité du sens empêche quelconque glissement ou variation. C'est ainsi que l'avenir peut devenir obsolète, presque non nécessaire, superflu.

« La matière est aveugle » en proximité de l'équilibre ; elle n'est capable d'apercevoir que ce qui lui est contigu et qui par conséquent lui ressemble. Prise dans une temporalité congelée, elle se retrouve dans l'impossibilité d'acquérir de nouvelles propriétés et d'expérimenter des configurations inédites. Ce sont l'instabilité, le déséquilibre, les fluctuations, avec l'imprévisibilité qui leur est inhérente, qui permettent des corrélations inusitées et éminemment créatives, en ajoutant du bruit extrinsèque et fécond à un système précédemment clos dans son déterminisme.

La matière est aveugle et notre regard avec elle, ce, à plus forte raison que n'existe pas que ce qui est visible. L'œil humain n'est en effet sensible qu'à d'infimes tonalités du rayonnement électromagnétique. La plus grande partie de la matière est invisible. N'est visible, en négatif, que l'ombre portée de la transformation des choses. La matière « noire » qui absorbe toute lumière et dont la totalité de notre univers serait constituée à 99% reste indiscernable et sans mesure possible : sa présence n'est révélée qu'au travers l'attraction gravitationnelle qu'elle exerce sur les astres et les galaxies.

Si un scénario préside au cours des choses, il redessine ses cartes en permanence. Condamné à perpétuellement se faire et se défaire, le sens ne se tient qu'au moment même où il échappe. Mais l'incertitude constante dans laquelle ce scénario demeure, ainsi que l'équilibre précaire propre à ce que, dans une tentative de le circonscrire, a été nommé « présent », deviennent alors les engins qui enclenchent la création d'autres récits, d'autres histoires et réalités possibles.

L'espace de la signification qui nous enveloppe, ouvert et perméable, ne souffre pas des conséquences de la loi de l'entropie. « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », et dans ce mouvement bouillonnant rien ne se dégrade de façon irréversible. Dès que l'élaboration de sens nouveau a eu lieu, de véritables couches sont repoussées en dehors de cet espace ; cependant elles ne sont pas perdues à jamais et pourraient, un jour, être éventuellement réinvesties. En empruntant la métaphore au sémioticien Jurij Michajlovič Lotman, ces strates latentes se placent aux marges en formant des dépôts de sédiments apparemment tombés dans l'oubli, qui attendent leur réactivation potentielle pour faire à nouveau irruption sur scène. Ce mouvement d'échange ne peut ni être épuisé ni arrêté, mais uniquement retenu par moment dans des configurations provisoirement stables.

Il n'y a pas de contenant sans contenu. Pourtant, il se peut que le contenant refonde ses contours en permanence. Lorsque ce dernier devient relais de lectures, de récits, d'imaginaires, qu'il s'incarne dans le rapport à l'autre en dehors de la géographie circonstanciée par le temps et l'espace, le contenu qu'il véhicule, loin d'avoir disparu, féconde des réalités aléatoires, infinies et anachroniques, et actualise des occurrences tout aussi incertaines. En ce sens, l'œuvre d'art n'a d'unique que ce qu'elle provoque de multiple : les rapports qu'elle engage et en amont desquels ensuite, subrepticement, elle s'efface.

Par le biais de disparitions et de pertes, la réalité peut ainsi rallumer à tout moment sa propre réinvention.

Ce que garantit la Servante tient donc de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Cette Vestale anachronique préserve une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.

09/05/2011

Une ampoule est allumée.

Vestige incongru de la révolution qu'apporta l'électricité, l'ampoule qui éclaire depuis plus d'un siècle la caserne de pompiers de la ville de Livermore en Californie est une rescapée. Survivante par anticipation à la politique d'obsolescence programmée qui, à partir des années 1930 aux USA, apposera aux objets commercialisés par la société de consommation naissante une date de péremption inéluctable, elle met en lumière une mécanique qui semble aujourd'hui régir une grande partie des gestes de notre quotidien.

L'entreprise mondiale d'industrialisation du destin des objets révèle les prospectives figées d'une société prise dans la réitération infinie de la production et la consommation, sans d'autre trajectoire possible que celle d'une boucle qui tourne à vide. Les activités économiques sont un agent entropique qui accélère la dissipation de l'énergie et épuise les ressources non-renouvelables. La course du progrès à tout prix, ne se lassant de produire ses rejets, engendre un aplatissement qui tend vers l'amorphe et l'indifférencié.

Par ailleurs, la surabondance d'informations et la manipulation médiatique qui accompagne la génération des images participent d'une stratégie d'uniformisation de l'actualité, qui nous empêche de distinguer ce qui est vrai de ce qui serait faux. Dans la société du simulacre, l'image – la copie – a supplanté la réalité. Le système économique accélère avec véhémence les mutations néolibérales dont il a besoin pour sa propre conservation, usant de l’image comme électrochoc afin de contrôler les masses.

Dans cette perspective, l'appréhension que nous souffrons du temps s'en trouve considérablement perturbée. Notre présent essaye de se cristalliser dans l'ici et maintenant d'une expérience qui pour autant est invariablement remise à jour ; rien ne semble pouvoir se sédimenter dans la précarité d'une durée transitoire et fragmentaire qui ne garde qu'une mémoire à court terme de ce qui nous est nécessaire pour avancer, instant après instant.

Nous sommes les auteurs autant que les acteurs d'une représentation du présent. Dans ce scénario, une société durable ne semble pas possible, du fait que le quotidien est dépossédé de toute signification et la seule activité possible reste individuelle et anonyme. Une fiction diaphane s'installe et nous plonge dans l'inconscience de notre répercussion, et là, l'écriture et l'effacement de l'histoire s'accomplissent dans un même élan.

Comment alors habiter l'entropie si ce n'est par effraction dans cette dynamique close qu'entretient la négation de tout ce qui nous appartient (un devenir certain) ? Un premier pas consisterait à se réapproprier chacun les facteurs d’appartenance au collectif. C'est bien au cœur du quotidien que nous pouvons commencer cet exercice, puisque la ville n’est pas seulement faite de produits et de constructions : « les vraies archives de la ville » sont les gestes.

Gestes ineffables qui ne s'inscrivent nulle part et que seule la mémoire de quelques-uns rapatrie de l'oubli. La tradition orale et les cultures vernaculaires sont au cœur d'un débat autour de ce que l'Unesco a nommé « la sauvegarde du Patrimoine Immatériel ». Comment archiver ce qui, ontologiquement, s'arrache à toute modalité de conservation ? Contrairement à l'écriture, l'oralité entretient une mémoire vivante, transmise et relayée de bouche en bouche. Dans le texte figé point de relais si ce n'est la libre interprétation laissée au lecteur. L'œuvre n'est en ce sens ouverte que quand elle se transforme : le plagiat, la ré-écriture, autant de modalités qui respectent une telle volonté.

La réalité s'amuse parfois à plagier la fiction. Les gestes autant que les récits que l'on construit singent à s'y méprendre une histoire qui semble déjà avoir été écrite. Et si nous étions tributaires non pas du passé mais plutôt de l'avenir ? La réalité que nous éprouvons comme une promesse perpétuellement différée n'est-elle pas un plagiat par anticipation ? Mais de quel récit en orbite notre présent commémore-t-il le souvenir ?

Une chose est certaine : si un scénario préside au cours des choses, il redessine ses cartes en permanence. Condamné à perpétuellement se faire et se défaire, le sens ne se tient qu'au moment même où il échappe. L'incertitude constante dans laquelle ce scénario demeure, ainsi que l'équilibre précaire propre à ce que, dans une tentative de le circonscrire, a été nommé « présent », deviennent néanmoins les engins qui enclenchent la création d'autres récits, d'autres histoires et réalités possibles.

L'espace de la signification ne souffre pas des conséquences de la loi de l'entropie. « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », et dans ce mouvement tumultueux rien ne se dégrade de façon irréversible. Dès que l'élaboration de sens nouveau a eu lieu, des strates latentes se placent aux marges en formant des dépôts de sédiments apparemment tombés dans l'oubli, qui attendent leur réactivation potentielle pour faire à nouveau irruption sur scène. Inépuisable, cet échange ne peut être saisi qu'au travers des configurations provisoirement stables.

Une ampoule quelque part revendique pourtant la persistance de sa lumière.

Mais un corps n'émet de la lumière que parce qu'il est en train de se consumer : la lumière rend visible ce qui est en train de ne plus le devenir. Paradoxalement, toute chose en cours de disparition éclaire immanquablement sa vitalité, sa proche extinction dévoilant par là-même un processus de renouvellement essentiel, et ce bien qu'au prix d'une destruction. La mort véritable se situe là où la fixité stérile condamne une existence à la pure réitération de l'identique, où l'univocité du sens empêche quelconque glissement. C'est ainsi que l'avenir peut devenir obsolète, presque non nécessaire, superflu.

Par le biais de disparitions et de pertes, la réalité peut ainsi rallumer sa propre réinvention.

A Paris, au théâtre de l'Odéon, tous les soirs sur la scène nue un régisseur y dépose une « Servante » : une ampoule solidement vissée au faîte d'une frêle hampe. Ce que garantit cette Servante tient de la continuité symbolique, d'un relais de présences que par sa faible incidence elle entretient un peu comme le perpétuaient les flammes allumées dans les sanctuaires antiques. Cette Vestale anachronique préserve une étincelle essentielle : celle qui, millénaire, relaye le miracle de notre présence sur cette autre scène qu'est le monde.